Confirmation par la Cour de justice de l’Union européenne de la possibilité d’infliger deux sanctions distinctes à une entreprise pour défaut de notification préalable d’une opération de concentration et réalisation de l’opération avant son autorisation par la Commission - 4 mars 2020
CJUE, 4 mars 2020, Marine Harvest c/ Commission, affaire C-10/18
La Cour de justice de l’Union européenne, dans une décision du 4 mars 2020, a confirmé l’hypothèse selon laquelle la Commission européenne pouvait infliger concurremment à une entreprise une amende pour avoir racheté un concurrent sans notification préalable de l’opération et une amende pour l’avoir effectué avant l’autorisation de la Commission, allant ainsi à l’encontre des conclusions de l’avocat général Tanchev.
En l’espèce, l’éleveur et transformateur de saumon Marine Harvest a pris une participation de 48,5% dans l’entreprise concurrente Morpol le 18 décembre 2012, tout en annonçant que pour l’acquisition des 51,5% restant, elle allait lancer une offre publique obligatoire d’achat. Quelques jours après avoir réalisé la première partie de l’opération, l’entreprise a prénotifié la seconde partie de l’opération à la Commission indiquant qu’elle n’exercerait pas ses droits de vote tant qu’elle n’aurait pas l’autorisation de la Commission.
Cependant, la Commission a considéré dans sa décision du 23 juillet 2014 que la prise de contrôle exclusif de Morpol par Marine Harvest avait été réalisée dès l’acquisition de 48,5% du capital, et donc à la fois sans notification préalable et avant que l’autorisation ait été autorisée. Elle s’est ainsi vu infliger deux amendes de 10 millions d’euros pour ne pas avoir respecté les règles fixées par le droit européen en matière de contrôle des concentrations et plus précisément les articles 4§1 et 7§1 du règlement (CE) n°139/2004 qui sanctionnent respectivement le défaut de notification et la réalisation d’une opération avant qu’elle ait été déclarée compatible avec le marché intérieur.
Après avoir saisi le Tribunal de l’Union européenne (qui a confirmé l’amende de 20 millions d’euros fixée par la Commission), Marine Harvest a introduit un pourvoi devant la Cour de Justice de l’Union européenne fondé sur deux moyens:
- La réalisation de la première partie de l’opération constitue-t-elle à elle seule une concentration ou doit-elle être considérée comme constituant une concentration unique avec la deuxième partie de l’opération, au sens de l’article 7§2 du règlement n°139/2004?
- Si la première partie de l’opération constitue bien une opération de concentration, était-il possible de la sanctionner par deux amendes distinctes?
Sur la première question, la Cour de justice considère que l’article 7§2 du règlement n°139/2004 n’est applicable que si les opérations successives sont
nécessaires pour parvenir à un changement de contrôle. En l’espèce, la Cour de justice considère que le contrôle a été acquis à la suite de la première opération et que la seconde opération n’était donc pas nécessaire pour que le changement de contrôle intervienne. Dès lors, l’article 7, § 2 n’était pas applicable en l’espèce.
Sur la deuxième question, la Cour de justice rejette l’application du principe non bis in idem de même que du principe d’imputation, suivant ainsi les conclusions de l’avocat général. En revanche, sur la violation des principes régissant le concours d’infractions, la Cour de justice adopte une position différente de l’avocat général.
Les principes régissant les concours d’infractions exigent que, lorsqu’un même comportement relève de plus d’une disposition légale, dont l’une prévoit une infraction plus spécifique que l’autre, c’est uniquement la disposition plus spécifique que ce comportement enfreint, à l’exclusion de l’autre. En l’espèce, selon l’avocat général, c’est le même comportement qui a enfreint les articles 4§1 et 7§1 du règlement n°139/2004, dès lors que le seul défaut de notification d’une concentration n’est pas une infraction si in fine la concentration n’est pas réalisée. Dès lors qu’il n’existe pas de règles spécifiques dans la législation européenne, l’avocat général s’est intéressé aux législations des Etats membres, notamment allemande et française, qui prévoient qu’un comportement relevant de plusieurs dispositions légales puisse être constitutif d’une infraction à une seule de ces dispositions, généralement si l’une des deux dispositions englobe l’autre. Transposant ces règles en droit européen, l’avocat général considère que le comportement qui consiste à réaliser une concentration avant sa notification et avant qu’elle soit autorisée par une autorité de concurrence ne constitue une infraction qu’à l’article 7§1 du règlement n°139/2004 pour plusieurs raisons notamment que:
- les deux articles poursuivent le même objectif ;
- le préjudice résulte en réalité de la réalisation de l’opération avant son autorisation et non de l’absence de notification ;
- le défaut de notification ne serait qu’une étape vers la réalisation de la concentration ;
- la première partie de l’article 7§1 du règlement, qui interdit que les concentrations soient réalisées avant d’être notifiées, définit la même infraction que l’article 4§1 du même règlement.
Dès lors, l’avocat général conclut que l’article 7§1 du règlement n°139/2004 englobe l’article 4§1 du même règlement et que l’infraction en question n’enfreint que le premier article.
La Cour, quant à elle, après avoir rappelé l’absence de règles européennes concernant le concours d’infractions
1, précise que les articles 4§1 et 7§1 du règlement n°139/2004 poursuivent “des objectifs autonomes dans le cadre du système de guichet unique” et que ce même règlement prévoit à son article 14§2 “des amendes distinctes pour la violation de chacune de ces obligations”
2. La Cour de justice invoque notamment le fait que si la Commission ne peut pas établir une distinction, au travers des amendes qu’elle inflige, entre les situations où l’entreprise respecterait l’obligation de notification, mais violerait l’obligation de suspension et, d’autre part, celle où cette entreprise violerait ces deux obligations, l’objectif poursuivi par le règlement n°139/2004 d’obliger les entreprises à notifier préalablement leurs concentrations et à suspendre leur réalisation jusqu’à l’adoption d’une décision finale, ne pourrait pas être rempli dans la mesure où la violation de l’obligation de notification ne pourrait jamais faire l’objet d’une sanction spécifique.
La Cour de justice de l’Union européenne confirme donc la position du Tribunal de l’Union européenne selon laquelle la Commission peut infliger deux amendes distinctes au titre des articles 4§1 et 7§1 du règlement n°139/2004. Il est à noter que chacune des infractions a été considérée comme étant d’égale importance/gravité dès lors que les montants sont identiques, ce qui peut sembler étonnant dans la mesure où seule la deuxième infraction, consistant en la réalisation anticipée de l’opération est susceptible de porter atteinte à la concurrence.
1 CJUE, 4 mars 2020, Marine Harvest c/ Commission, affaire C-10/18, point 98
2 Idem, points 103 à 105
Auteur :
Lucie MARCHAL