Le Tribunal annule la décision de la Commission européenne ayant interdit l’opération de concentration entre deux entreprises de la téléphonie mobile, Telefonica Europe et Hutchison UK – 28 mai 2020
Tribunal de l’Union européenne, communiqué de presse n°65/20, 28 mai 2020
Trib. UE, 28 mai 2020, CK Telecom UK Investements Ltd c/ Commission européenne, affaire T-399/16
Résumé de la décision de la Commission du 11 mai 2016 déclarant une concentration incompatible avec le marché intérieur (Affaire M. 7612 – Hutchison 3G UK / Telefonica UK), JOUE 2016, C357, p.15
En droit de l’Union, il est de principe que «
les concentrations de dimension communautaire qui créent ou renforcent une position dominante ayant comme conséquence qu'une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci serait entravée de manière significative devraient être déclarées incompatibles avec le marché commun1 » . Il est vrai que l’existence d’une entrave significative résulte généralement de la création ou du renforcement d’une position dominante. Néanmoins, il est des structures de marché dans lesquelles une opération de concentration peut restreindre la concurrence effective sans aboutir à la création ou au renforcement d’une position dominante.
Le règlement n°139/2004 modifiant le règlement n°4064/89 est venu palier une lacune de ce dernier en étendant la notion d’entrave significative au-delà des situations de création ou de renforcement d’une position dominante. Dans le cadre des marchés oligopolistiques, peuvent ainsi être déclarées incompatibles avec le marché intérieur les opérations de concentration donnant lieu à des
effets non coordonnées «
impliquant l'élimination des fortes contraintes concurrentielles que les parties à la concentration exerçaient l'une sur l'autre, ainsi qu'une réduction des pressions concurrentielles sur les autres concurrents »
2.
Dans un arrêt du 28 mai 2020, ci-après analysé, le Tribunal de l’Union interrogé en ce sens par la requérante est venu interpréter et clarifier les conditions de mise en œuvre des dispositions du règlement n°139/2004, notamment celles de l’article 2, paragraphes 2 et 3 relatives à l’appréciation des concentrations, dans le cadre d’une affaire ayant donné lieu à une décision d’incompatibilité de la Commission concernant une opération de concentration sur un marché oligopolistique.
En effet, par décision du 11 mai 2016, la Commission européenne s’est opposée au rachat de Telefonica UK (ci-après O2) par Hutchison 3G UK (ci-après Three) aux motifs que l’opération de concentration notifiée, qui aurait abouti au passage de quatre opérateurs de réseau à trois sur le marché de la téléphonie mobile au Royaume Uni, aurait entravé de manière significative la concurrence effective sur le marché de détail et sur le marché de gros.
La société à l’initiative du projet d’acquisition, Hutchison 3G UK Investment Ltd, devenue CK Telecom UK Investments Ltd, a introduit un recours en annulation devant le Tribunal.
Dans le cadre de son premier moyen, la requérante soulevait un argument tenant notamment à la portée de la modification apportée par le règlement n°139/2004 (évoquée supra) et à la charge et au niveau de preuve en matière de contrôle des concentrations.
Le Tribunal examinant ces premiers arguments va proposer une grille d’analyse des effets non coordonnés d’une opération de concentration sur un marché oligopolistique.
D’une part, le Tribunal énonce qu’«
il convient d’interpréter l’article 2, paragraphe 3, du règlement no 139/2004 en ce sens que cette disposition permet à la Commission d’interdire, dans certaines circonstances, sur des marchés oligopolistiques, des concentrations qui, bien que ne donnant pas lieu à la création ou au renforcement d’une position dominante individuelle ou collective, sont susceptibles d’affecter les conditions de concurrence sur le marché dans une mesure comparable à celle attribuable à de telles positions, en conférant à l’entité issue de la concentration un pouvoir lui permettant de déterminer, par elle-même, les paramètres de la concurrence et, notamment, de fixer les prix au lieu de les accepter »(pt. 90).
Le Tribunal précise que pour que les effets non coordonnés d’une opération de concentration aient pour effet une entrave significative de la concurrence, il a lieu de s’assurer que
deux conditions soient cumulativement remplies : la concentration doit impliquer, d’une part, «
l’élimination des fortes contraintes concurrentielles que les parties à la concentration exerçaient l’une sur l’autre » et, d’autre part, «
une réduction des pressions concurrentielles sur les autres concurrents » (pt. 96).
En ce qui concerne la preuve, le Tribunal rappelle que c’est sur la Commission que pèse la charge de prouver que la réalisation de l’opération conduirait à une situation d’entrave significative de la concurrence effective (pt. 107) en menant une analyse prospective «
consistant à examiner en quoi une telle opération pourrait modifier les facteurs déterminant l’état et la structure de la concurrence sur les marchés affectés » (pt. 108). Le Tribunal en conclut que les règles en matière de preuve régissant les effets non coordonnés ne se distinguent pas fondamentalement de celles applicables en matière d’effets coordonnés (pt. 109).
Le Tribunal ajoute qu’eu égard au caractère nécessairement prospectif de cette analyse, il revient à la Commission d’établir que l’entrave identifiée est la conséquence directe et immédiate de l’opération de concentration (pt. 114). Il précise qu’à cet égard le contrôle du juge de l’Union sur les preuves produites par la Commission sera particulièrement exigeant (pt. 111).
Enfin, le Tribunal indique que cette analyse peut être complétée dans un second temps par une analyse prospective du marché de référence afin «
de savoir si ce comportement futur aboutira vraisemblablement à une situation dans laquelle une concurrence effective dans le marché en cause est entravée de manière significative » (pt. 115). Néanmoins, si dans le cadre de cette seconde phase d’analyse la Commission peut se fonder sur des hypothèses, les théories des préjudices qu’elle sera amenée à développer doivent «
apparaitre suffisamment réalistes et plausibles » (pt. 117).
Une fois le cadre d’analyse précisé, le Tribunal a ensuite examiné les trois théories du préjudice identifiées par la Commission européenne que la requérante estimait entachées d’erreurs de droit et d’appréciation. Il considère, contrairement à la Commission, que Three ne peut être qualifié d’«
important moteur de concurrence » (pt. 174), que la proximité de la concurrence entre O2 et Three n’est pas démontrée (pt. 174), qu’un accord de partage ne signifie pas que tout changement dans l’équilibre d’un tel accord doit s’analyser en une entrave significative à la concurrence (pt. 340) et qu’aucun des critères avancés par la Commission ne permet de conclure à l’existence d’une entrave significative à une concurrence effective sur le marché de gros (pt. 446).
Eu égard à l’ensemble de ces éléments, et sans examiner les autres moyens, le Tribunal a annulé la décision attaquée.
1 Règlement n°139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises («le règlement CE sur les concentrations»), considérant 24
2 Ibid, considérant 25 ; voir également : article 2, paragraphes 2 et 3
Auteur :
Frédéric PUEL