Trib. entr. Anvers, 16/04/2021, R.G. A/21/00024
Un fournisseur qui, après avoir résilié unilatéralement une concession de vente, refuse d’approvisionner l’acheteur, en attendant l’issue d’un litige sur cette résiliation, se rend coupable d’un abus de dépendance économique au sens de l’article IV.2/1 du CDE lu ensemble avec l’article VI.104 CDE, lorsque l’acheteur dépend de cet approvisionnement pour la poursuite de son commerce, dès lors que celui-ci vend les produits du fournisseur depuis 35 ans et qu’il réalise 90% de son chiffre d’affaires avec lesdites ventes.
1. Rappel des nouveaux principes applicables
L’interdiction de l’abus de dépendance économique est entrée en vigueur en Belgique le 22 août 2020. Cette interdiction vise en particulier les hypothèses dans lesquelles une entreprise abuse de la situation de dépendance économique d’une autre entreprise (par exemple, un fournisseur ou un client) à l’égard de l’autre.
Le CDE définit la notion de « dépendance économique » comme « une position de sujétion d’une entreprise à l’égard d’une ou plusieurs autres entreprises caractérisée par l’absence d’alternative raisonnablement équivalente et disponible dans un délai, à des conditions et à des coûts raisonnables, permettant à celle-ci ou à chacune de celles-ci d’imposer des prestations ou des conditions qui ne pourraient pas être obtenues dans des circonstances normales de marché » (article I.6, 12bis du CDE).
Une telle situation de dépendance peut résulter de divers facteurs et sera évaluée au cas par cas. Une liste non exhaustive d’abus, similaire à celle qui figure à l’article 102 TFUE et à son équivalent belge, l’article IV.2 CDE, fait référence aux types de comportements suivants :
De son côté, l’entreprise en situation de dépendance économique doit se trouver dans une situation où elle ne dispose pas d’alternative raisonnablement équivalente et disponible dans un délai, à des conditions et à des coûts raisonnables.
D’autres pratiques peuvent également entrer dans le champ d’application de l’interdiction. Bien que les exigences soient différentes, l’ABC et les tribunaux belges devraient ainsi pouvoir s’appuyer sur la jurisprudence existante en matière d’abus de position dominante pour appliquer les nouvelles règles sur l’abus de dépendance économique.
L’appréciation de la dépendance économique doit, selon les travaux préparatoires de la loi, s’opérer au cas par cas et dépend de plusieurs facteurs parmi lesquels (i) le pouvoir de marché (ii) l’importance de la part de l’entreprise en position de force dans le chiffre d’affaires (iii) la technologie ou le savoir-faire détenu par l’entreprise (iv) la notoriété de la marque et la fidélité des consommateurs à ses produits (v) la rareté du produit et la nature périssable du produit (vi) l’accès aux ressources ou aux installations essentielles détenues par l’entreprise (vii) la crainte d’un préjudice économique grave, de représailles ou de la rupture des relations commerciales, (viii) l’application de conditions commerciales atypiques et (ix) le fait que la dépendance économique résulte ou non d’un choix délibéré de l’entreprise dépendante.
De nombreuses entreprises collaborent avec des partenaires qui bénéficient d’un pouvoir de marché important, dans des relations de sous-traitance, de franchise, de concession exclusive de vente, de système de distribution, etc. Le fait de tenir une entreprise en position de dépendance économique n’est pas interdit en soi. Seule l’exploitation abusive d’une telle situation qui est susceptible d’affecter la concurrence est interdite. Ainsi, l’interdiction de l’abus de dépendance économique est subordonnée à trois conditions cumulatives:
Bien que la disposition soit encore entourée d’une certaine part d’incertitude, il n’en demeure pas moins que les tribunaux jouent ici un rôle d’interprétation primordial.
2. La décision du tribunal et les constats qui en découlent
Le tribunal de l’entreprise d’Anvers a eu à connaitre d’une affaire concernant un refus de vente d’un fournisseur à l’un de ses anciens distributeurs. Les faits sont les suivants : après avoir réorganisé son réseau de distribution et résilié plusieurs contrats, un fabricant d’armes de chasse a soudainement refusé d’exécuter les commandes introduites par détaillant, société sœur d’un de ses distributeurs historiques (le distributeur vendait ses produits depuis 1985).
En énumérant certains des critères pertinents, le tribunal a estimé que le distributeur se trouvait bel et bien dans une situation de dépendance économique à l’égard du fabricant aux motifs notamment que (i) les produits qu’il achète représentent 90 % de son chiffre d’affaires, que (ii) le distributeur ne pouvait s’approvisionner qu’auprès du fabricant et (iii) que la marque bénéficiait d’une clientèle fidèle qui achète régulièrement des pièces détachées et des accessoires pour lesquels (iv) il n’existe aucune alternative raisonnable.
Le fabricant avait pour sa part justifié son refus d’approvisionnement en raison d’un litige en cours avec ce distributeur, dans le but de faire pression sur ce dernier en prenant le détaillant (société sœur) en otage.
Le tribunal a considéré que dans ces conditions, le fournisseur s’était rendu coupable d’un abus de dépendance économique au sens de l’article IV.2/1 du CDE lu ensemble avec l’article VI.104 CDE.
Cette décision permet de mettre en lumière la corrélation évidente entre la notion d’abus de dépendance économique et celle d’abus de position dominante, dont elle semble constituer une alternative capable de viser des abus à petite échelle sans qu’il soit nécessaire de prouver une quelconque position dominante au sens traditionnel du terme. Ces deux notions ne doivent toutefois pas être confondues : la dépendance économique se rapporte à une relation contractuelle entre entreprises dans le cadre d’un accord vertical. A l’inverse, une position dominante implique qu’une entreprise soit en mesure de se comporter sur le marché indépendamment du comportement commercial de ses acheteurs, fournisseurs et concurrents.
La décision du tribunal de l’entreprise d’Anvers témoigne en outre de la très grande variété de contextes factuels qui peuvent être couverts par cette disposition. Bien que divers constats puissent déjà être tirés dans la pratique, certaines questions restent encore sans réponse et les tribunaux devront préciser en quoi consistent exactement « une alternative raisonnable » ou « les effets sur le marché belge », par exemple. Il ne fait toutefois aucun doute que ces nouvelles dispositions seront de nature à modifier profondément les relations commerciales entre parties, qui devront impérativement adapter leur comportement au fil des décisions qui seront rendues.
Il convient enfin de rappeler que les entreprises peuvent également déposer une plainte pour abus de dépendance économique auprès de l’Autorité belge de la concurrence (« ABC »). Cette plainte peut être anonyme, elle n’entraîne aucun frais de procédure. A l’issue de l’enquête qui sera menée, l’ABC pourra éventuellement imposer une amende allant jusqu’à 2 % du chiffre d’affaires annuel belge consolidé de l’entreprise concernée, mais ne pourra toutefois pas contraindre l’entreprise à indemniser la victime d’un tel abus, les actions en dommages et intérêts relevant exclusivement de la compétence des tribunaux civils.
Auteur :
Nicolas GODIN