Le Président du Tribunal du travail de Liège prend, le 24 février 2022, une ordonnance audacieuse de cessation condamnant les politiques et décisions de neutralité exclusive à géométrie variable de la Commune d’Ans et, en tout état de cause, leur application aux agents en back office.
Le Président du Tribunal interpelle également la Cour constitutionnelle et la Cour de Justice de l’Union Européenne en vue de trancher, sous l’angle juridique, les questions essentielles qui sous-tendent le vif débat autour de la constitutionnalité et de la conformité au droit européen des politiques de neutralité exclusive des agents de l’administration.
Référence : Prés. Trib. Trav. Liège, 24 février 2022, RF 21/27/C
Une juriste contractuelle de la commune d’Ans a, dans le cadre d’un échange privé avec un échevin, fait part de son intention d’arborer un signe convictionnel, en l’occurrence un voile religieux.
En réaction assez immédiate, le Collège prend, à titre conservatoire, une décision par laquelle il fait interdiction à l’agente d’arborer des signes convictionnels dans l’exercice de son activité professionnelle jusqu’à l’adoption d’une réglementation générale relative au port des signes convictionnels dans l’administration. La Commune d’Ans confirme sa décision après avoir entendu l’agente en ses moyens de contestations.
Dans la foulée, la Commune d’Ans modifie son règlement de travail. Alors que de tout temps, la Commune d’Ans justifiait sa politique de neutralité comme un principe non écrit, fondé sur la disposition de son règlement de travail visant un devoir de réserve et l’interdiction de toute forme de propagande, son règlement prévoit désormais une disposition «Obligation de neutralité et devoir de réserve». Aix termes de cette disposition, il est interdit au personnel « d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophique ou ses convictions politiques ou religieuses. Cette règle s’impose à lui tant dans ses contacts avec le public que dans ses rapports avec sa hiérarchie et ses collègues. ».
L’agente a, parmi ses voies d’actions entreprises, saisi le Président du Tribunal du travail de Liège pour lui demander de constater l’existence d’une discrimination fondée sur la religion et sur le genre dont elle est victime, ainsi que la nullité des décisions individuelles prises contre elles et de la nouvelle disposition précitée du règlement de travail.
Le Président du Tribunal estime que les décisions individuelles discriminent, en l’espèce, l’agente sur base du critère protégé des convictions religieuses et philosophiques.
Le Président du Tribunal constate, tout d’abord, que l’ancienne règle non écrite de neutralité exclusive dont se prévaut la Commune d’Ans ne se vérifiait pas dans la pratique, puisque l’agente prouve, pièces à l’appui, que le port plus ou moins discret de signes convictionnels par d’autres agents était à tout le moins toléré. Le Président du Tribunal estime que les contours de cette règle sont d’ailleurs et si peu clairs qu’ils ont justifié l’adoption d’un nouvel article du règlement de travail visant spécifiquement la neutralité exclusive.
Dans ce contexte, le Président du tribunal estime que les décisions individuelles visent clairement l’interdiction du port ostentatoire du signe convictionnel que l’agente annonçait vouloir porter, de sorte qu’elles constituent une distinction directe fondée le critère protégé « conviction religieuse ou philosophique ».
Le Président conclut, dans ces circonstances, que cette distinction directe n’est pas objectivement justifiée par un but légitime pour lequel les moyens de réaliser ce but seraient appropriés et nécessaires, de sorte qu’elles constituent une discrimination.
A. Son positionnement eu égard à la fonction en back office de l’agente
Le Président décide qu’il convient de permettre à l’agente, lorsqu’elle travaille en back office, de porter un signe convictionnel visible, dans un esprit de liberté, de tolérance et d’émancipation, tout comme ses collègues d’autres convictions religieuses ou philosophiques, et d’écarter provisoirement l’application stricte de la nouvelle disposition de neutralité exclusive du règlement de travail de la commune d’Ans.
Le Président du tribunal estime que ce règlement ne constitue pas une distinction directe fondée sur le critère protégé « conviction religieuse ou philosophique », mais une apparence de discrimination indirecte fondée sur ce critère. Pour le Président, la disposition imposant la neutralité exclusive est effectivement apparemment neutre, tant au niveau du critère protégé des convictions religieuses, qu’au niveau du critère protégé du genre.
Le Président est toutefois d’avis que l’agente subit un désavantage particulier par rapport à ses collègues, et ce en raison de ses convictions religieuses. Ceci dès lors que si l’on regarde les fonctions principalement en back office de l’agente (donc sans relations avec les usagers du service public), cette apparente discrimination indirecte n’apparait pas justifiée par un but légitime, si ce n’est à dire que la neutralité exclusive serait un principe essentiel et évident de notre Etat de droit, et doit être respectée strictement par tous, toutes convictions religieuses et philosophiques confondues.
Par ailleurs, le Président du Tribunal observe des pièces produites par l’agente que d’autres membres du personnel arborent d’autres signes pouvant être considérés comme convictionnels.
Le Président du Tribunal estime donc que la pratique apparemment neutre ne semble pas l’être tout à fait et que le besoin social impérieux invoqué pour justifier l’ingérence dans la liberté de religion ne parait pas si évident, lorsqu’il s’agit d’imposer la neutralité exclusive et absolue dans des fonctions de bureau sans contact avec les usagers.
C’est en ce sens que le Président du Tribunal arrive à la conclusion que l’application de la disposition de neutralité exclusive du règlement de travail de la Commune d’Ans est discriminatoire à l’égard de l’agente.
B. Son positionnement in abstracto sur la politique de neutralité exclusive du règlement : questions à la Cour constitutionnelle et à la CJUE
Le Président relève cet égard qu’il est important qu’une juridiction supérieure se penche sur la constitutionnalité du décret ou de la loi qui autoriserait à la Commune de Ans, ainsi que d’autres institutions ou services publics, à édicter un règlement de travail imposant une neutralité exclusive pour tous ses agents, même ceux qui ne sont pas en contact avec le public et les usagers.
Nous noterons qu’avant d’interroger les juridictions supérieures à cet égard, le Président rappelle l’enjeu sociétal important sous la formule suivante : « Est-ce la piste à suivre pour un meilleur vivre ensemble et la paix entre tous, pour garantir le bon fonctionnement du service communal, et d’éviter que ne naissent des tensions entre membres du personnel ? »
Ces bases étant posées, le Président du Tribunal pose les questions préjudicielles, qui peuvent êtres retranscrites en substance comme suit :
A la Cour constitutionnelle :
A la CJUE
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Nul doute que les réponses des instances supérieures aux questions posées par le Président du Tribunal du travail de Liège auront des incidences considérables dans la mise en place des politiques de neutralité des administrations à l’égard de leur personnel, ainsi que dans le débat judicaire plus généralement autour du port des signes convictionnels sur le lieu de travail.
Nous ne manquerons pas de vous tenir informé de l’évolution de la situation au niveau de ces instances et des décisions qui seront rendues en fin de course.
Pour toutes informations à ce sujet, n’hésitez pas à contacter Pierre Nilles au bureau Fidal Belgium : pierre.nilles@fidal.com – +32 492 588 213.