L’invasion de l’Ukraine par la Russie, les sanctions décidées par l’Union européenne (UE) et ses partenaires à l’encontre de la Russie et de la Biélorussie, ainsi que les contre-mesures adoptées en réaction par la Russie[1], ont durement frappé l’économie européenne : coupure des approvisionnements pour certaines matières premières, hausse des coûts, fermeture des débouchés, pertes de contrats et interruption de projets, etc.
Dans ce contexte, la Commission européenne a adopté le 23 mars 2022 un encadrement temporaire de crise en faveur des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie[2]. Cet encadrement suit la déclaration du Réseau européen de la concurrence (REC) du 21 mars 2022, qui définit les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent se concerter sans restreindre la concurrence afin d’affronter la crise ukrainienne.
Le propos qui suit offre les clefs de compréhension essentielles pour permettre aux entreprises de gérer, dans les conditions dramatiques que l’on connaît, leurs activités commerciales dans le respect des règles de concurrence.
Aides d’Etat : des possibilités de soutien public dans un cadre et des plafonds définis
L’encadrement temporaire adopté par la Commission énonce les conditions dans lesquelles les Etats membres peuvent soutenir les entreprises frappées par la crise ukrainienne à travers l’octroi d’aides d’Etat. Elle réitère en cela la méthode qu’elle avait adoptée en mars 2020 d’un encadrement temporaire visant à soutenir l’économie dans le contexte de la crise COVID[3]. Cet encadrement, amendé à six reprises, est par ailleurs toujours en vigueur.
Ce nouvel encadrement temporaire est fondé sur l’article 107, paragraphe 3, point b), du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui juge compatible avec le marché intérieur les aides destinées à remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre. D’autres fondements peuvent toutefois être mobilisés, notamment pour sortir des conditions restrictives de l’encadrement temporaire, tel que l’article 107, paragraphe 2, point b), du TFUE, qui permet aux États membres d’indemniser les entreprises pour les dommages causés par un événement extraordinaire. Cet encadrement pourrait également évoluer par la suite en fonction de l’évolution de la situation et des besoins constatés.
L’encadrement permet aux Etats membres, sous conditions, de venir en aide aux entreprises de trois manières.
Premièrement, les Etats membres peuvent accorder aux entreprises touchées par la crise des aides financières dans une limite de 400.000 euros par entreprise[4]. Ces aides sont largement ouvertes en ce qu’elles ne visent pas seulement à compenser la hausse des prix de l’énergie : peuvent en bénéficier toutes entreprises touchées par la crise, par exemple lorsqu’elles subissent des ruptures d’approvisionnement ou se voient privées de leurs débouchés.
Ces aides demeurent toutefois soumises à conditions, ce qui devrait soulever les mêmes difficultés que celles constatées lors de la crise du COVID-19, en particulier quant au calcul des plafonds d’aides (qui ne s’apprécient pas de la même manière selon que l’entreprise fait ou non partie d’un groupe) ou au cumul avec d’autres régimes d’aide (notamment celles octroyées au titre de l’encadrement temporaire COVID-19).
Deuxièmement, les Etats membres peuvent soutenir la trésorerie des entreprises à travers des garanties publiques visant à maintenir les prêts bancaires et des prêts publics et privés assortis de taux d’intérêt bonifiés afin de permettre aux entreprises de se financer à moindre coût.
Le montant des prêts et garanties est toutefois borné en fonction d’une variété de paramètres dépendant notamment de la dimension de l’entreprise, de son chiffre d’affaires ou des besoins couverts. L’encadrement temporaire pose par ailleurs des conditions relatives au cumul des aides, au montant des primes de garantie et des taux d’intérêt des prêts bonifiés, ou aux modalités d’octroi des prêts et garanties.
Troisièmement, les Etats membres peuvent indemniser les entreprises en raison de la l’augmentation brusque et exceptionnelle des prix de l’énergie. Les montants peuvent ici atteindre 2 millions d’euros par entreprise, mais pourra être octroyée dans certaines circonstances (en particulier lorsque l’entreprise subit des pertes d’exploitation) une aide supplémentaire pouvant atteindre 25 millions d’euros pour les gros consommateurs d’énergie et 50 millions d’euros pour les entreprises de certains secteurs visés par l’encadrement temporaire (production d’aluminium et d’autres métaux, de produits chimiques, d’engrais, d’hydrogène, de papier et de carton, de verre, de fibres, de pâte à papier, etc).
Les mêmes difficultés se poseront quant au cumul des aides et au calcul des plafonds selon que l’entreprise appartienne à un groupe ou non. Par ailleurs, des conditions précises sont précisées par l’encadrement temporaire, notamment quant à la proportion des coûts admissibles couverte.
On notera également que la Commission européenne invite les Etats membres à conditionner l’octroi des aides au respect d’exigences en matière de protection de l’environnement, comme par exemple en exigeant des investissements dans l’efficacité énergétique, la réduction de la consommation d’énergie ou le recours à des sources d’énergie renouvelables. Cette conditionnalité des aides avait déjà été envisagée lors de l’appel à contributions lancé en septembre 2020 par la Commission européenne sur le thème « La politique de concurrence à l’appui du pacte vert pour l’Europe »[5] et pourrait devenir de plus en plus fréquent à l’avenir.
L’Etat français devrait se saisir de cette possibilité ouverte par la Commission européenne pour mettre en œuvre rapidement des mesures de soutien aux entreprises. Le cas échéant, un examen des conditions d’éligibilité et du respect des plafonds d’aides autorisés devra être réalisé au cas par cas afin d’écarter tout risque de récupération des aides et de leurs intérêts ou de procédures initiées par des concurrents.
Pratiques anticoncurrentielles : coopérations sans restreindre la concurrence
Les articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce interdisent aux entreprises, notamment au sein des associations professionnelles, de s’entendre afin de restreindre le jeu de la concurrence. Toutefois, dans le contexte de la crise ukrainienne, des sanctions économiques et de leurs conséquences sur l’économie, les entreprises européennes peuvent devoir chercher des moyens de surmonter ensemble ces difficultés majeures.
Pour permettre ces coopérations nécessaires et temporaires, le REC qui réunit la Commission européenne et les autorités nationales de contrôle, a publié le 21 mars 2021 une déclaration sur l’application du droit de la concurrence dans le contexte de la crise ukrainienne[6]. Encore une fois, la méthode n’est pas nouvelle, une déclaration analogue avait été publiée en mars 2020 en réaction à l’épidémie de COVID-19[7].
Le REC identifie plusieurs situations dans lesquelles les entreprises peuvent devoir coopérer pour affronter cette crise : (i) assurer l’achat, l’approvisionnement et la distribution de produits et d’intrants rares (énergie, denrées alimentaires, matières premières,…), ou (ii) atténuer les graves conséquences économiques de cette crise, dont celles découlant du respect des sanctions imposées par l’UE. Dans ces circonstances, la coopération entre entreprises concurrentes, lorsqu’elle est nécessaire et temporaire, ne devrait pas constituer une restriction de la concurrence au sens des articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce, ou pourrait générer des gains d’efficacité permettant d’exempter ces accords.
En revanche, le REC met en garde les entreprises qui, sous couvert d’assurer la disponibilité de produits essentiels, profiteraient de la situation en concluant des ententes ou en abusant de leur position dominante : les autorités de concurrence seront particulièrement attentives et n’hésiteront pas à sanctionner les comportements anticoncurrentiels. Ainsi, dans le contexte de la crise du COVID-19, des investigations pour prix excessifs ont été initiées par de nombreuses autorités de concurrence[8].
Chaque initiative devra donc faire l’objet d’une évaluation au cas par cas afin d’en examiner la conformité au droit de la concurrence. Comme toute exception, la possibilité offerte par le REC est définie de manière restrictive, ce qui exige un examen de proportionnalité minutieux. En cas de doutes quant à la compatibilité de l’initiative à l’issue de l’auto-évaluation, des conseils informels et des « lettres de confort » pourront être obtenus auprès des autorités de concurrence compétentes[9].
Conclusion
Ces possibilités ouvertes par les autorités de concurrence (aides d’Etat et coopérations temporaires) nécessitent un examen minutieux pour assurer le respect des conditions imposées et éviter tout risque d’infraction aux règles de concurrence.
AUTEURS :
[1] Par exemple, en réaction aux sanctions économiques, le gouvernement russe a adopté un décret autorisant les nationaux et entités russes à librement exploiter les brevets détenus par des titulaires localisés dans des pays « inamicaux », parmi lesquels figurent les Etats membres de l’UE, sans payer de redevance ou solliciter d’autorisation particulière.
[2] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/statement_22_1949
[3] https://ec.europa.eu/competition-policy/state-aid/coronavirus/temporary-framework_en
[4] Ce montant est limité 35 000 euros pour les entreprises exerçant des activités dans les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de l’aquaculture.
[5] https://ec.europa.eu/competition/information/green_deal/call_for_contributions_fr.pdf
[6] https://ec.europa.eu/competition-policy/system/files/2022-03/202203_joint-statement_ecn_ukraine-war.pdf
[7] https://ec.europa.eu/competition/ecn/202003_joint-statement_ecn_corona-crisis.pdf
[8] C’est par exemple le cas des autorités de concurrence britanniques (lien), grecques (lien), italiennes (lien) ou polonaises.
[9] A l’occasion de la crise du COVID-19, la Commission est par exemple intervenue au soutien de l’association professionnelle Medicines for Europe s’agissant d’une coopération de dimension européenne dans l’industrie pharmaceutique (lien). L’Autorité de la concurrence est quant à elle intervenue au soutien de l’association professionnelle des représentants des opticiens s’agissant d’une action concernant les loyers de ses adhérents (lien).